12.11.14

Et si nous discutions de la mémoire comme des piliers de bar ?



Aujourd’hui, je vous propose un truc nouveau : un article sans aucune référence scientifique. Rien, même pas un petit « 1 » sournoisement caché entre deux parenthèses protectrices. Un article sur un sujet qui fait débat et qui, lorsqu'on tape son titre dans pubmed sans filtre, donne 10535 références, dont 980 pour la seule année 2014 (chiffres valable au 12/11/2014). Bref un article sur les mécanismes de la mémoire.


Alors, me direz-vous virtuellement, à part me faire plaisir à moi-même, quel intérêt d’écrire si tout est contestable car non étayé ? En fait, le problème se pose différemment. Personne ne sait en 2014 comment marche la mémoire. On a des modèles plus ou moins imagés, des théories plus ou moins prouvées par des test neurospycho dont les normes sont en général établies sur des jeunes blancs éduqués, et de culture anglo saxonne de la côte est des Etats-Unis (les élèves de neuropsycho US), et quelques images avec des jolies couleurs en IRM fonctionnelle.

Donc à un moment t, comme au hasard, le jour de la rédaction de cet article, je pourrais vous sortir un nombre considérable de références se contre disant les unes les autres, sans pour autant vous informer.

Je vous propose plutôt une synthèse, qui est la mienne, qui est simplifiée, et qui a comme seul mérite de vous donner quelques exemples de la vie quotidienne ou issus d’histoire de chasse, mais qui permettent de fixer les choses… en attendant la nouvelle théorie à la mode.


La mémoire, anatomiquement, personne ne sait exactement où ça se trouve, ni combien il y en a, mais les centres qui la régulent se situent plutôt en avant, en dedans, sur la face interne des hémisphères cérébraux, dans les régions hippocampiques. On le sait, parce que lorsque ces régions sont abîmées, les victimes ont des problèmes de mémoire. On est même capable d’une certaine façon d’individualiser des structures plus fines, aux noms ésotériques comme les corps mamillaires, le cortex cingulaire ou le gyrus para hippocampique, qui, lorsqu’ils sont individuellement lésés, donnent des troubles spécifiques, plus ou moins facilement reconnaissable en clinique.

Mais de « zone mémoire unique », point ! nada ! nulle part…

De plus, histoire de compliquer les choses, il n’est pas possible de déterminer la quantité de mémoire disponible chez un individu. Il n’y a aucun moyen de quantifier l’équivalent de la contenance du disque dur. Même s’il est évident que cette contenance est finie (le cerveau a un nombre de neurones et synapses certes important mais néanmoins fini), personne, n’a jamais pu trouver un cas de sujet sain qui ne pouvait plus apprendre.

On se résume : si la mémoire était un ordinateur, on ne sait pas quelle partie exact de l’OS la gère, on ne sait pas où est le disque dur, et ne sait pas quelle est sa contenance.

Devant tant d’inconnues inutile de dire qu’on ne sait même pas quelle est sa forme physique (des neurones ? de synapses ? une activité électrique virtuelle qui se baladerait dans les fils ? une répartition complexes de neurotransmetteurs ? Un peu tout à la fois ?).

Par contre on observe des choses, et du coup on peut imaginer des modèles. C’est un peu comme les égyptiens antiques, qui tout en ignorant tout de la marche du système solaire (le soleil rougissait le matin et le soir parce que le char solaire allait faire un tour dans les enfers et en ressortait couvert de sang ou commençait en s’en imprégner), réussissaient à se servir des astres pour construire des pyramides parfaitement alignées sur les étoiles.

Parmi ces modèles, l’un explique plus facilement que d’autres les constatations suivantes que je vous énonce volontairement dans le désordre (attentions, listing histoires de chasse et d’ailleurs).

  • Les russes sont doués pour les langues étrangères, les japonais sont catastrophiquement nuls.
  • Les enfants ont une amnésie physiologique vers l’âge de 6-7 ans.
  • Certaines personnes perdent la mémoire (amnésie) et la connaissance (agnosie) de certaines couleurs et des objets qui y sont liés : par exemple, en oubliant le noir, la personne est incapable de reconnaître un morceau de charbon). 
  • Proust en mangeant une madeleine se souvient d’un moment passé.
  • Parfois vous avez un mot sur le bout de langue mais vous ne trouvez que de synonymes.
Difficile de tout regrouper hein ?

Et bien la théorie suivante essaie de le faire.

Votre mémoire, au sens large, aurait un fonctionnement proche d’un… magasin lego.

Dans un magasin lego, un vrai, comme je n’en connais pas en France, vous pouvez acheter un plan et choisir parmi des briques en vrac, celles nécessaires à la construction de l’objet qui est sur le plan. Le magasin stocke les plans et les briques, ce qui occupe un volume beaucoup moins important que s’il stockait tous les modèles déjà construits. Comme tout gamin, avec un nombre fini de pièces, vous pouvez reconstruire quasiment n’importe quoi.

Ceci impose cependant trois choses : 1 avoir le plan, 2 savoir le lire et 3 avoir un nombre suffisant de briques pour construire ce qu’il y a dessus.

Quel rapport avec la mémoire ? Et bien votre mémoire, plutôt que de stocker tous les souvenirs de votre vie, chaque élément, chaque détail, chaque émotion etc… va morceler chaque élément mnésique en briques élémentaires. Par exemple, quand vous allez vous souvenir (pour les hospitaliers) du tube stérile sec à bouchon rouge de base, vos mécanismes de mémorisation vont créer un plan virtuel qui dira, s’il est correctement lu, qu’il faut un objet, solide, transparent cylindrique, avec une pointe, sphérique, et une autre extrémité, fermée, par un bouchon, en plastique, rouge, de température neutre, de dimensions comparable à votre majeur. Sauf exception, ce plan (ce souvenir) ne comportera pas d’information sur la main que vous avez utilisée pour le prendre, mais fera un renvoi vers le plan (souvenir) « main dominante », qui lui comporte comme seule information « droite » ou « gauche ». Ce plan souvenir ne comportera pas non plus de date. Par contre, à chaque nouvelle utilisation d’un tube rouge, les plans/ souvenirs de ces actions, enverront un lien vers le plan/souvenir « tube rouge ». Ce mécanisme d’indexation des informations par lien, est celui des hyperliens internet ou, pour être plus proche de la réalité, des articles de Loi… Vous ne me suivez pas ? En voici un pour l’exemple pris au pif sur legifrance :
Article L501-1 Créé par Décret 77-90 1977-01-27 JORF ET JONC 3 février 1977 date d'entrée en vigueur 20 mars 1977 -Les dispositions contenues dans la première partie (Législative) du présent code se substituent, dans les conditions prévues à l'article 34 de la Constitution, à l'ordonnance n° 45-2660 du 2 novembre 1945, à l'article 15 de la loi n° 71-588 du 16 juillet 1971 et aux dispositions législatives contenues dans les articles du code de l'administration communale (livre 1 : Organisation communale, livre II : Finances communales, livre III : Administration et services communaux et livre IV : Personnel communal) énumérées ci-après :
- 1 (sauf le rapport du ministre).
- 2, 10.
- 12 (sauf, au premier alinéa, le rapport des ministres et, au deuxième alinéa, le lieu du dépôt des observations).
- 13 (sauf, au premier alinéa, la personne des fonctionnaires de l'Etat président et membres de la commission).
- 14 et 15, 16 (alinéas 1, 2 et 4), 17 (partie).
- 18 (sauf, au deuxième alinéa, la mention de l'obligation de rendre compte).
- 19 (alinéas 1, 2, 4, 5 et 6), 20.
- 21 (sauf la proposition du ministre).
- 22 et 23.
- 24 (sauf la mention de la porte de la mairie).
- 26 (sauf, au quatrième alinéa, le lieu du dépôt des délibérations).
- 27, 28 (alinéas 1 à 3), 29 à 31.
C’est ignoble hein ? Il n’y a que des renvois à des renvois et c’est illisible en tant que tel. Mais ça fait gagner beaucoup de place et donc de pages dans le code des communes, et un juge ou un avocat s’en sortira très bien car il sait comment naviguer dans ce borde… document résumant le génie administratif.

Résumons-nous : vous ne mémorisez pas un souvenir, mais le mode d’emploi, un plan lego, pour reconstituer ce souvenir à partir d’élément bruts, des briques, qui peuvent être réutilisées à l’infini en fonction de vos besoins. Cet ensemble de briques est un répertoire.

Question suivante, d’où vient le répertoire ?

Le répertoire vient de vos apprentissages. Mais c’est un peu plus compliqué. Vote répertoire vient essentiellement de ce que vous avez découvert avant l’âge de six ans.

Détaillons tout en accélérant un peu (oui je sais ça veut rien dire) la façon dont vous créez votre répertoire.

Vous êtes un petit nouveau-né joufflu, atrocement défiguré par l’accouchement, ce que personne n’osera avouer. Vous ouvrez les yeux pour la premier fois et là, pour votre cerveau, c’est le même effet que la dernière partie de 2001 l’odyssée de l’espace, ça ne veut rien dire. Vous fermez les yeux et vous réfléchissez à tout ça pendant une bonne… douzaine d’heures.

Vous re-ouvrez les yeux, même bordel lumineux. Oui lumineux. Votre cerveau va différencier l’état yeux fermés et yeux ouverts et va créer une brique lego « hjkdsf ».

Des années plus tard, avec l’apparition du langage, votre cerveau qui a déjà en stock des milliers de briques, va leur coller une étiquette beaucoup plus efficace que « dfgjk » « ioiop » « oipb » : des mots. Vous allez donc avoir des briques intitulées « lumière », « faim », « biberon », mais aussi « rouge », «jaune », ou encore « son [a] », « son [gneu] » ou « son [zzzplatch] ».

Encore plus tard, vous commencez l’école maternelle et vous avez encore plus de briques, que vous n’avez étiquetées que par les mots, car c’est définitivement plus simple, et pour lesquelles vous commencer à établir des correspondances : la tomate est rouge, la pomme est rouge, la pomme et la tomate se mangent, dans les choses qui se mangent et qui sont rouges il y les pommes et les tomates.

Après l’âge de six ans, vous allez garder tout le répertoire mais, pour une raison inconnue, vois allez détruire plein de souvenirs. Pas tous, mais vraiment beaucoup. Vous allez toujours savoir qui sont vos parents, mais oublier l’anniversaire de machin auquel vous avez participé pour ses trois ans quand vous en aviez quatre. Vous allez éventuellement vous souvenir y être allé si machin est votre super pote et que vous le voyez encore, ou s’il s’est passé quelque chose d’extraordinaire (genre machin a enlevé son masque et en fait c’était un extraterrestre). Mais sinon, tous les humains sont victimes d’une amnésie rétrograde pour les évènements antérieurs à l’âge de six ans.

Encore plus tard, quand vous allez apprendre l’allemand en sixième, vous allez piocher dans votre répertoire les sons que vous entendez en classe, pour apprendre de nouveau mots. En entendant [Das] vous allez piocher les briques « son [D] », « son [A] », « son [SSS] », et vous faire un souvenir/plan qui indique qu’il faut piocher ces trois sons pour prononcer ce mot.

Le mot [Das] s’apprend en début d’année. Mais quelques mois plus tard vous allez apprendre que Jean Sebastien Bach, se dit [ianne ssebasstianne bakhhh]. Pour le « ianne » et le « ssebasstianne » pas de problème, vous avec les son en stock, mais pour Bach, vous allez galérer. Le « B » et le « A » ça passe mais le « khhhh », impossible. Vous l’entendez, mais vous ne pouvez le prononcer. Il vous manque dans votre répertoire ce son, car il n’existe pas dans la langue française. Avec beaucoup d’efforts, vous allez vous en rapprocher, mais un allemand vous identifiera toujours comme un étranger en vous entendant prononcer ce nom. Remarquez, ça aurait pu être pire ! Vous auriez pu être japonais et apprendre le français. Vous auriez pu apprendre que les Rois de France vivaient dans leur magnifique château de Versailles…. Sauf que les sons « V » et « ers » et « ieu » en japonnais y’a pas. Même pas un peu. Donc vous allez prononcer un truc bizarre qui va ressembler à « Berusaiyu ». Pour un autre japonais ça sera pas mal. Mais pour un français vous aurez toujours un accent à couper au couteau. Donc ça aurait pu être pire. Mais ça aurait pu être mieux également. Vous auriez pu être russe. La langue russe est plus riche en sons que le français. Un russe peut donc plus facilement apprendre plus de langues étrangères et ce avec moins d’accent que vous.

Un peu plus tard dans votre vie, vous allez devenir, disons chirurgien (oui je sais, super cliché, mais c’est fait exprès). Imaginons que vous soyez né dans les années 60. Dans les années 90, vous découvrez la cœlioscopie. C’est très très dur. Déconnecter les gestes de vos mains avec le retro contrôle d’un écran c’est monstrueusement galère. Vous n’avez aucun équivalent dans votre répertoire, et vous devez chercher des briques encore plus fondamentales, comme le toucher et le mouvement. Vous allez y mettre pas mal de temps, mais vous allez y arriver. Imaginons maintenant que vous êtes né en 2000. Vers vos 6 ans vous avez déjà touché un joystick. En 2014 vous n’êtes pas encore chirurgien. Mais quelques tests réalisés aux Etats-Unis montrent que des ados réussissent en 15 jours à pratiquer des gestes de coelio en environnement virtuel, qui nécessitaient 3 mois d’apprentissage à des chirurgiens non exposés aux jeux vidéo. Là encore, c’est une histoire de répertoire. Les ados, ont des briques plus adaptées déjà prêtes, et leur assemblage leur nécessite moins d’efforts car le répertoire est déjà là.

Résumons-nous : Apres six ans, vous ne mémorisez presque plus de briques dan votre répertoire, mais vous piochez dedans pour créer des plans et des modes d’emplois. Cela vous permet d’apprendre plus vite (à 15 ans il vous faut une heure pour retenir un texte d’une page, alors qu’il vous a fallu un an pour apprendre toutes les lettres de l’alphabet).

Du coup est-ce que c’est perdu si vous voulez apprendre le japonais ? Non. Mais ça va être extrêmement difficile. Mais tout est possible et je peux le prouver. Les sourds de naissance qui découvrent l’audition, ou les aveugles (cas très particuliers et rares), font des progrès même aprés six ans. Mais il reste toujours un petit quelque chose d’anormal.

Avec tout ça en poche, comment expliquer les exemples du début ?

1-Les russes sont doués pour les langues étrangères, les japonais catastrophiquement nuls.
On l’a vu c’est une question de nombre de sons dans leur langue maternelle. Plus il y en a, plus il est facile d’apprendre une autre langue.

2-Les enfants ont une amnésie physiologique vers l’âge de 6-7 ans.
Phénomène de mise à plat, on jette les brouillons et on recommence sur de bonnes bases. On garde le répertoire et les souvenirs indispensables à la survie.

3-Certaines personnes perdent la mémoire (amnésie et la connaissance (agnosie) de certains couleurs et des objets qui y sont lies : par exemple, en oubliant le noir, la personne est incapable de reconnaitre un morceau de charbon).
Ils perdent une brique fondamentale du répertoire. La brique « couleur noir ». En perdant cette brique, non seulement tout ce qui est noir n’est plus consciemment perçu (inconsciemment les yeux vont très bien donc si on les menace avec un gant noir ils vont avoir une réaction d’évitement), mais tous les liens qui pointaient dessus sont cassés. Donc la brique « charbon » qui pointait vers « dur », « noir », qui « chauffe » ne pourra plus fonctionner comme il faut.

4-Proust en mangeant une madeleine se souvient d’un moment passé.
En surstimulant la brique madeleine (probablement par une crise épileptique dans ce cas très précis), tous les liens pointant vers cette texture et cette odeur ont été simultanément activés et ont donné à l’écrivain une sensation de revivre un évènement passé (très proche du phénomène de déjà vu des épileptiques). Evidemment, sans être épileptique, vous pouvez revivre ça lorsque vous retournez sur le lieu où vous avez rencontré l’être de votre vie la première fois. La charge émotionnelle est si forte que ça réactive tous les circuits qui y sont liés.

5-Parfois vous avez un mot sur le bout de langue mais vous ne trouvez que de synonymes.
La brique demandée est momentanément indisponible. Mais les liens qui y sont accroches fonctionnent. Votre cerveau tombe sur les briques adjacentes, dans le cas du langage ce sont les synonymes quand c’est le sens, ou des homophones quand au lieu de trouver le mot «baisse» vous tombés sur « baise ». Freud n’a rien à voir là-dedans, désolé pour ceux qui y croyaient encore.

Dernier point : cette théorie a-t-elle des inconvénients ?

Oui ! Pleins ! Et le premier est son utilisation par des non médecins (et encore je suis gentil), qui la prennent au pied de la lettre alors que ce n’est qu’un artifice pour faire passer des concepts complexes. Parmi toutes les dérives, elle a servi d’alibi à ceux qui voulaient faire passer l’idée qu’un enfant n’ayant pas acquis le vernis social avant six ans est un délinquant en puissance… En même temps c’est la méconnaissance de cette théorie qui a justifié l’absence d’éduction dans un environnement enrichi des enfants autistes. Un environnement enrichi ne guérit pas l’autisme, mais en élargissant au maximum le répertoire, elle permet aux enfants autistes de mieux affronter la scolarité.

Autre inconvénient, cette théorie n’explique pas où sont stockés les plans, ni où sont stockés les modes d’emplois. Ça tombe bien il y en a plein d’autres pour ça. Une autre histoire à raconter.
En conclusion : si vous êtes nul en anglais c’est à cause de vos parents mais si vous ne vous améliorez pas, c’est votre faute à vous.

Si vous voulez en savoir plus, cet article fait partie de la collection suivante :
Mécanismes de cognition