30.1.15

Tâche aveugle.



Trois cas, trois histoires, une expérimentation et pas beaucoup de persuasion.

1 – Mme X1 – 67 ans. Antécédents de dépression chronique, de situation sociale difficile, de mode de vie associant inactivité, grignotages incessants de corps gras et de boissons sucrées et… de prise chronique d’antidépresseurs, d’anxiolytiques, d’hypnotiques et depuis peu de neuroleptiques. Son médecin traitant, qui ne la voit pas souvent, lui trouve une hémoglobine glycquée élevée. Cette anomalie se majorant à trois mois, et le suivi en ville étant quasi impossible, il l’adresse dans un service d’endocrinologie. Elle est examinée, prélevée, analysée, éduquée, traitée et elle ressort avec un excellent traitement anti diabétique et un traitement anti hypertenseur.

Le médecin traitant n’est cependant pas content car fort curieusement la patiente se laisse glisser dans une incurie manifeste. Il est appelé par la famille, dont il découvre au passage l’existence, car depuis 24 heures elle ne fait plus rien. Rien, c’est rien. Elle est assise sur son fauteuil, se déclare fatiguée. A la lumière crue d’une journée d’hiver au ciel d’acie…. A la lumière du jour donc, il constate que si auparavant son teint n’était pas avenant, il encore plus malsain maintenant. Elle est certes indifférente et lente, mais est également très pâle, maigre des bras et grasse du ventre, et avec des cheveux filasse. Il l’hospitalise aux urgences où le bilan ne montre qu’une discrète anémie. Après le scan cérébral non injecté réglementaire, et sa anormalité pré imprimée sur le compte rendu édité dès sa sortie de la machine, elle est confiée au psy. Celui-ci n'en demandant pas tant, retrouve une apathie sans signe de dépression, et s’interroge sur une démence débutante. Heureux urgentiste qui a enfin une piste et l’expédie en neuro car notre réputation de magiciens nous ayant précédée, il pense que nous allons la soigner (ou tout du moins la placer).

L’objectif de ce texte n’étant pas directement de nous vanter (bien au contraire comme vous allez le constater avec la deuxième histoire), je ne détaillerais pas ce que nous avons fait mais, et c’est assez exceptionnel pour être noté, nous l’avons soignée ! Il se trouve que cette patient multi examinée, prélevée, analysée et éduquée en endocrinologie avait une insuffisance anté hypophysaire. Pas de bol, étant également diabétique vraie, nos collègues ont raté un des rares trucs qui aurait pu les intéresser.

Loin de moi l’idée de les critiquer comme va vous l'illustrer le cas suivant :

2 – Mme X2 – 80 ans, hospitalisée en neurologie pour surveillance d’un trauma crânien secondaire à une chute dans un escalier verglacé. Elle a un scanner d’une normalité spectaculaire et un examen neuro compatible avec l’imagerie. Après 48 heures à la regarder, elle ressort vers son foyer. Sauf que (en français il est incorrect de commencer une phrase par sauf que, mais en neuro, c’est une norme), pendant tout son séjour hospitalier, elle est restée bien allongée, et que le jour de la sortie elle était un peu éssoufflée. Je ne suis pas devin, mais m’est avis que (cette formule est non seulement incorrecte, mais a le don d’irriter les secrétaires), mais il est probable, que cette dyspnée chez cette patiente alitée ait été en rapport avec l’embolie pulmonaire découverte 48 heures plus tard par son médecin traitant, étonnamment pas content (ce qui démontre que tous les MG ont en poche un DIU de pascontentologie).

Abrégeons ce billet dont vous devinez déjà la conclusion avec ce cas que j’ai déjà raconté sur twitter :

3 – Mme X3 – 87 ans, ayant eu la mauvaise idée de s’écrouler alors que c’était l’heure du goûter dans les escaliers de son paisible foyer. Malgré les efforts déployés par des soignants afféré, Mme X3 s’est obstinée à ne plus bouger son membre inférieur gauche. Elle est hospitalisée aux urgences pour un déficit brutal du membre inférieur ayant entraîné une chute. Faute de place en neurologie, faute d’indication de thrombolyse, faute d’anomalie sur son scanner réglementaire, mme X est hospitalisée en orthopédie en attendant une place chez nous. Angoissé par l’idée que cette pauvre femme puisse exploser ou se transformer en gremlins si un neurologue ne la voit pas, l’interne d’orthopédie se démène une matinée entière pour qu’elle soit vue. A l’arrivée du sauveur, le tableau clinique est clairement neurologique : Mme X, qui a mal, et qui l’exprime par des gémissements explicites quand on mobilise son membre inférieur, raccourci et en rotation externe, présente une diminution du ROT rotulien gauche. Cependant, le neurologue dans un moment de procastination avancé, propose aux orthopédistes de faire une radio et de soigner cette probable fracture du col, avant de venir lui demander d’explorer cette hypo reflexie qu’il a lui-même découvert.


Que faut-il en déduire ? La conclusion facile serait de critiquer cette série de ratés. Sauf qu’à mon avis c’est là que serait l’erreur. Ce que traduisent ces trois histoires, ce n’est pas que des spécialistes soient passés à côté de pathologies plus ou moins évidentes ou relevant de leur spécialité, c’est que nous sommes souvent victimes du conditionnement qui ne nous fait que rarement remettre en cause la question pour laquelle nous avons étés sollicités. Dans les trois cas, celui qui a fait le diagnostic n’était pas le plus spécialisé, mais le plus neutre et le moins influencé : le MG puis le neurologue (rappelez-vous que si ça se passe sous le nez, pour nous c’est terra incognitae) dans le cas de madame X1, le MG dans le cas X2, et le neurologue en… orthopédie dans le cas X3.

Est-ce qu’au-delà de l’anecdote, on pourrait proposer des solutions ? Dans un monde idéal il faudrait que chaque spécialiste soit régulièrement formé à prendre en charge le patient dans sa globalité etc… Quand on sait qu’en réalité chaque spécialiste a déjà du mal à se maintenir à jour dans ce qui se passe dans sa spécialité, je pense que c’est une très bonne idée… utopique.

Dans le monde tel qu’il est, je pense qu'une solution serait qu’il y’ait beaucoup plus de MG dans les services de spécialité d’organe, non pas comment supplétifs, mais exerçant pleinement leur spécialité à eux, avec un avis opposable, et la liberté d’agir selon leur expérience. Dans le service où j’exerce, on a régulièrement des internes de MG à qui on propose, s’il sont en dernier semestre, d’exercer un rôle de MG avec leur mot à dire. Les résultats, pendant les semestres où cela se produit, sont excellents. Ils sont excellents pour les patients car la qualité de leur prise en charge est très nettement améliorée. Ils sont excellents pour nous, car avec leurs questionnements, ils nous forcent à réévaluer nos pratiques. Ils sont excellent pour les internes, car ils peuvent pratiquer de manière autonome, tout en ayant le confort de disposer de tous les avis spécialisés assez rapidement (ce qui est confortable quand on débute). Et, chose pas si étonnante mais quand même, le plus contents, ce sont les MG de ville, car à la sortie, ils ont un interlocuteur qui les informe de tout ce qui a été fait, ce qui est toujours plus instructif qu’un compte rendu sibyllin reçut trois mois plus tard.

Cependant, il y a un biais dans ce que je viens de vous raconter. Ce biais réside dans le fait que je suis spécialiste, d’une spécialité très spécialisée, et qu’en plus je suis hospitalier. Quand je partage mon opinion avec des spés non hospitaliers, ils m’expliquent que ça ne leur arrive jamais. Tant mieux pour eux, dont act. Et quand j’en discute avec les responsables de l’enseignement de MG de ma fac, ils sont pris d’un sentiment mélangeant gêne et incompréhension. Gêne devant ce pauvre spé gâté avec ses joujoux technologiques mais incapable de dépister une pauvre EP. Incompréhension devant la volonté de faire travailler les MG dans un hôpital, alors que leur place est dans la vraie vie (campagnarde si possible).

C’est marrant comme finalement nous avons tous une tâche aveugle.

Si vous voulez en savoir plus, cet article fait partie de la collection suivante :
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