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28.3.17

Ciguatera



Si vous n'habitez pas en zone côtière intertropicale, la probabilité que vous connaissiez ce terme est faible. Et sans le développement des restaurants proposant des sushis ou des poissons tropicaux, l'utilité de cet article pour quelqu'un vivant par exemple dans la Beauce eut été faible. En même temps, vu la concentration de restaurants spécialisés dans les sushis et les poissons tropicaux dans la Beauce étant faible, il n'est pas certain que même aujourd'hui cet article ait une quelconque utilité. Mais pour tous les autres, ça sera peut-être une découverte utile.



Tout commence comme d'habitude par des européens qui voyagent. Et pour être exact, par un touriste anglais qui vomit partout après avoir consommé du poisson...frais.  Nous sommes en 1774 et ce touriste anglais se nomme Cook. Il est à bord du vaisseau Resolution, va bientôt découvrir les îles Sandwich, et va également bientôt être considéré comme l'incarnation du Dieu Orono par les Hawaïens avant de se faire poignarder à mort par ces derniers après avoir été dans l'incapacité d'arrêter une tempête. Mais pour l'instant James Cook vomit, et son médecin William Anderson, pourtant habitué aux empoisonnements, n'a pas la moindre idée du traitement à proposer (à part le vin d'antimoine). Du coup, faute de mieux, Anderson fait ce que tout médecin fait depuis les débuts de l'écriture jusqu'aux externes de 2017 : il rédige une observation. Le 23 juillet 1774 vers midi, Cook et des membres de son équipage mangent un poisson fraîchement péché dans les eaux de l'île de Malekula, jolie petite île de l'archipel de Vanuatu où la température est de 29° toute l'année. Le poisson est une espèce de Tétrodon très très frais. Le déjeuner est excellent, mais dans l'après-midi au moins cinq personnes sont nauséeuses et dans la soirée… c'est le drame. Les patients vomissent, ont une asthénie marquée, une hyperthermie avec des flushs, des douleurs de la face, des douleurs dentaires, des douleurs des membres, des brûlures œsophagiennes et buccales. Leur pouls est lent. Le lendemain, la douleur devient à la fois plus violente et plus inconstante, et s'accompagne d'épisodes de paralysie des membres. Les patients ont également quelques hallucinations avec une sensation de dysmorphie. Le lendemain les patient toussent et crachent un mucus qu’ils ressentent comme étant brûlant. Leurs selles et leurs urines leur provoquent également des brûlures et les arthralgies deviennent insupportables. Les symptômes vont progressivement diminuer au cours des dix jours suivants. Anderson note également que les chiens présents sur le bateau, et qui ont mangé les restes des poissons, présentent les mêmes symptômes… Et un cochon qui passait par là, présente lui aussi des symptômes proches avant de mourir. (http://rstl.royalsocietypublishing.org/content/66/544)

Ce qu'Anderson ne sait pas, c'est que Cook et son équipage sont les premières victimes connues d'une intoxication alimentaire lié à l'ingestion de poisson corallien dont la chaire est contaminée par une ciguatoxine (CTX). Ces ciguatoxines ont été pour la première fois identifiées  près des îles Gambier (1700km à l'est de Tahiti) dans des algues dinoflagellées (qui du coup portent le joli nom de Gambierdiscus toxicus). Ces algues sont consommé par des poissons herbivores, eux-mêmes consommés par des poissons carnivores, eux-mêmes consommés par les humains, sans que, et c'est ça qui montre que Mère Nature avait bien prévu son coup, cette toxine n'affecte les poissons qui en sont porteurs.

La ciguatera (qui vient du cubain et qui en fait à l'origine n'a rien à voir) est le nom commun de cette intoxication particulière qui est devenue en quelques années la plus fréquente cause d'intoxication alimentaire non bactérienne par ingestion de poisson au Canada, aux USA, et depuis quelque temps en Europe.

Cliniquement, l'observation d'Anderson est quasi complète. Les patients ont des signes :

  • Digestifs : nausées, vomissements, douleurs abdominales, hyper sialorrhée et diarrhée aqueuse.
  • Neurologiques : si les dysesthésies et le prurit sont au premier plan, le tableau s'accompagne de signes assez typiques bien que rares comme l'inversion de perception de température (le chaud paraît froid et le froid paraît chaud). On peut rajouter les douleurs dentaires, les céphalées, les sensations de brûlures endo-buccales, des dysgueusies, des atteintes diffuses des paires crâniennes, des myalgies, des paralysies des membres, et, dans les cas extrêmes, des délires, hallucinations voir coma. 
  • Cardiovasculaire : en simplifiant, tout est possible.
  • Urinaire et pelvien : douleurs à l'émission des urines et des selles, érections réflexes et douloureuses, dyspareunies, et douleurs vaginales chez les femmes non atteintes après un rapport avec un homme atteint.
  • Le tout peut  durer une bonne semaine avec des cas de persistance de certains symptômes pendant plusieurs années, comme un prurit après la consommation d'alcool, des douleurs diffuses, une asthénie persistante et des troubles dépressifs. La ciguatera est un diagnostic différentiel du syndrome de fatigue chronique. 

Si vous vous demandez comment on fait le diagnostic, la réponse est : comme on peut ! Il n'y a aucun test de dépistage fiable de ce type de toxines. On se fie donc à la clinique (assez particulière quand même) et la notion de consommation récente de poisson corallien. Sont notamment (mais pas uniquement) concernés toutes les espèces de tétrodons, le barracuda bécune, la carangue jaune, la grande sériole et la sériole limon, ainsi que certaines carangues et vieilles, et les pagres dents de , vivaneaux et pagre jaune de plus de 1 kg.

Si vous vous dites que décidément, non, ça ne vous concerne pas, parce que chez vous les seuls poissons exotiques sont le thon petit bateau avec sa sauce mayonnaise, sachez quand même que la ciguatera fait entre 350 et 1200 victimes par an en Polynésie française, environ 15 par an à la Réunion, et qu'avec le réchauffement climatique des cas sont apparus à Madère. De même quelques cas sont décrits chaque année en France métropolitaine par consommation de poissons importés.

Dans tous les cas, si vous rencontrez un patient qui vit, ou a vécu en zone d'endémie, et qui se présente avec les signes chroniques, pensez à ce diagnostic qui est rare entre Maubeuge et La Bourboule mais qui reste dans le monde la cause la plus fréquente d'intoxication alimentaire non bactérienne après consommation de poissons.

Si vous voulez en savoir plus, cet article fait partie de la collection suivante :