3.1.17

Pourquoi vos repas de famille sont pénibles.

Ce texte est la version tout-en-un d'un flood sur twitter publié le 23/12/2016





C'est le 23 décembre et certains d'entre vous, derrière le joie qui les submerge, ont dans leur champs de conscience un petit clignotant rouge qui pulse de façon insistante bien que muette. Une sensation de danger mal cerné dont vous percevez l'imminence...quelque chose de flou et de très présent. Quelque chose comme ça mais sans la bave.



Ce quelque chose c'est la certitude de passer une partie de ces soirées de fêtes avec votre tonton/tata/cousin/bellemummy/etc... Qui a des idées sur tout, sauf que c'est pas les vôtres, et que votre bonne éducation vous empêche de gifler avec mépris.

Alors pour vous faire patienter, voila quelques éléments de neurologie (à vous repasser dans la tête pendant que vous jouez avec la purée). Ça vous aidera à comprendre (sous toute réserve d'absence de cas particulier) d'où viennent de les propos de votre, hélas, proche.



1. Il vous dit qu'aujourd'hui :"...on n'a plus le temps de rien...". Avec des variantes du genre :"...on ne laisse plus les enfants s'ennuyer...", "...les gens sont tous pressés...","...les enfants font trop de choses à la fois...","...les adultes sont accros à leur portable/SMS/tweets/facebook...". Et ainsi de suite ma pov'Lucette avant c'était mieux et vous les jeunes z'êtes nuls (surtout vous).

Ils ont raison....Ils sont vieux.

Explication. Deux notions sont à comprendre : comment fonctionne le maniement des données dans le cerveau et comment on perçoit le temps. Pour simplifier énormément, plus vous êtes jeune, plus vous vous servez de la puissance de calcul brute de votre cerveau pour manier les concepts. Vous êtes riches en neurones, vous avez moyennement de l'expérience, et vous maniez les concept en plaçant tout en mémoire de travail et en faisant tourner au maximum vos capacités d'analyses. Prenons un exemple. Vous donnez un jeu de Tetris à un enfant : vous allez voir que pendant la chute de la brique, il la fait (en général) tourner très vite dans les deux axes tout en la déplaçant. Le jeune cerveau est capable d'analyser en temps réel toutes les combinaisons qu'il voit, et comme il est vif, il les essaie virtuellement toutes jusqu'au dernier moment. Le vieux par contre (le vieux qui sait jouer à Tétris évidemment), laisse tomber la brique pas mal de temps au début sans la manipuler. En fait, ses capacités cognitives sont réduites mais il a pour lui l'expérience. Il va analyser la forme de la brique et chercher les souvenirs associés à cette forme. Par exemple le truc en Z est souvent associé à la barre de 4. Il va donc regarder dans la pile déjà entassée si une barre de 4 est placée comme il faut, puis s'il a du bol, commencer à placer la brique qui tombe. Evidemment à Tétris cette deuxième stratégie est moins bonne, sauf si vous jouez tout le temps. Mais c'est pourquoi à Tétris, un gamin qui ne sait pas lire, peut vous éclater la gueule.

Deuxième élément à comprendre : la perception du temps. Ça c'est compliqué parce qu'on ne sait pas trop. Il y a pour le cerveau deux (en fait trois) temps différents. Pour faire snob et pour que vous compreniez on va faire un détour par la Grèce antique et ses dieux. Il y a deux dieux du temps : Chronos et Aïnos (ou Eon). Chronos est le dieu du temps qui se mesure, qui a un début et une fin, le temps que vous sentez passer. Eon est par opposition le temps éternel, sans commencement ni fin. C'est dans ce temps long que peut exister le temps court.
Le temps Chronos n'existe dans le cerveau que par rapport à des événements /  des tâches / des actions, conscientes. Plus vous faites de choses (c'est à dire plus la charge cognitive est importante), plus ce temps est rythmé donc plus il passe vite. C'est pour ça que si vous êtes un mercredi après-midi et que vous vous occupez des 84 activité des gosses + courses + ménage...plus le temps passe vite. Et plus vous êtes en réunion avec Simone qui insiste sur le point 3.1.9 [à propos du paragraphe 2.4.1], plus le temps passe lentement. Ce temps Chronos est donc directement lié à votre capacité de travail cognitif. Donc là où un enfant qui joue avec ses Legos, en regardant Netflix, tout en vous parlant, s'ennuie....Mamie Josette n'a pas vu le temps passer pendant qu'elle versait le sucre dans son thé en faisant attention à ne pas le renverser.
Avec ces deux exemples (utilisation de la puissance de calcul versus expérience et perception du temps selon la capacité cognitive) vous avez la cause des propos de votre tonton qui vous donne des leçons. Pour lui tout va réellement trop vite et il pense que les jeunes sont mal élevés quand il font plusieurs choses à la fois car il sait que si lui faisait pareil il ferait mal ces choses. Pour le dire autrement, contrairement à vous, tonton ne peut pas faire la conversation tout en participant à une discussion sur twitter. Du coup il pense que vous non plus.

Voila, tonton est vieux ! Laissez-le parler.
Et vos gosses sont plus jeunes que vous donc fichez leur la paix.

2/ Pourquoi tonton a des idées conservatrices. Alors pas de malentendus, les neuros en général (et moi en particulier) n'ont aucune compétence en politique ou sociologie. "Conservatrice" dans ce contexte ne signifie pas que tonton/tata/cousin machin sont de droite ou de gauche, mais qu'ils défendent des idées simples, assez caricaturales / extrémistes. Ça correspond à toutes ces phrases assénées sur le ton martial de celui qui sait du genre : "...les chômeurs z'ont qu'à travailler, les fonctionnaires glandent, les patrons glandent, il faut passer aux 48h/32h, il faut un service militaire/associatif obligatoire, il faut pas de travail aidé, les [n'importe quel job] sont des voleurs / de mon temps c'était bien mieux ma pov'Lucette, tiens redonnes moi du rouge".

Alors un sociologue ou un historien vous dirons qu'ils ont raison. En France effectivement les vieux qui ont connu les années 50-70 ont vécu dans un monde différent. Mais cette volonté de simplifier les choses avec des règles de "bon sens" et un retour aux "valeurs" se retrouve chez tous les vieux depuis l'antiquité. Déjà vers la fin de la République romaine on a des écrits sur la jeunesse feignasse et dépravée. Et il y'a des textes grecs encore plus anciens. Donc le problème n'est pas la situation réelle, mais se perception par les vieux.

Alors voyons (de façon là encore très très simplifiée) comment fonctionne le cerveau. Et on va commencer par un exemple extrême : une pathologie et deux tests ultra simples à faire à table. Le premier est la manœuvre de Luria. Vous demandez au sujet (oui c'est le terme) de vous regarder taper la table avec votre main, d'abord avec la paume (vous tapez à plat), puis le poing, puis la tranche. Vous faites ça trois fois. Puis vous lui demandez de faire la même série de gestes en même temps que vous, là encore trois fois. Et enfin vous lui demandez de la réaliser tout seul : paume/poing/tranche. Un sujet normal y arrive sans problème. En cas de pathologie (ou d'ivresse), ça échoue après deux ou trois séries. Deuxième test : une variante du go-no-go. Vous demandez au sujet de vous regarder taper la table avec la paume. Vous allez taper de façon aléatoire soit une fois, soit deux fois de suite. Vous lui demandez de faire le contraire : quand vous tapez 1 il doit taper 2 et vice versa. Même s'il y arrive, après une quinzaine d'essais vous changez la consigne. Quand vous tapez une fois il doit taper une fois aussi, et quand vous tapez deux fois, il ne doit pas taper. En cas de pathologie, le sujet va en général finir par suivre votre rythme (1-1 / 2-2 et non 1-2 / 2-1) et s'il réussit, lors du go-no-go, il va suivre la consigne trois ou quatre fois, puis revenir à la consigne antérieure (c'est à dire taper 2-1 ou 1-2 au lieu de 1-1 / 2-0).

Que se passe-t-il quand ça ne marche pas ? Il se passe que vous mettez en évidence un syndrome dysexécutif (c'est joli hein ?). Ça veut dire que le sujet devient adhérent à son environnement et qu'il va au plus simple. Il ne perçoit pas la complexité. Et s'il la perçoit, il ne va pas maintenir la consigne la plus récente en mémoire, mais revenir à la consigne antérieure (on dit en anglais qu'il a un trouble du shifting).

Ce syndrome dysexécutif dans sa forme caricaturale que je viens de vous décrire se voit dans pas mal de problèmes neuros si ces problèmes touchent la partie antérieure du cerveau (lobe frontal). Et la pathologie la plus fréquente est la démence frontale. Bref c'est un exemple très particulier pour que vous compreniez, mais chez le sujet sain (tonton), on a, avec l'âge, des troubles identiques qui s'installent mais sur des fonctions complexes. Et quoi de plus complexe que la politique ou les sujets des sociétés.

Concrètement cela signifie que les sujet âgés ne sont plus capables d'assimiler les règles nouvelles surtout si elles sont implicites. Et quoi de de plus implicite que le fond culturel des plus jeunes (culture geek, ou les règles vestimentaires, ou les règles d'usages des réseaux sociaux).

Donc tonton ne peut pas assimiler la nouvelle règle facilement, s'il l'assimile il va vouloir la simplifier, et si cette règle est trop différente de celle qu'il connait, il va spontanément revenir à l'ancienne. De plus il y a une bonus. Même en bonne santé, il y a une désinhibition naturelle chez le sujet âgé : "avec l'âge j'en ai vu d'autres...pas de gêne entre nous, etc...".

Donc votre tonton est biologiquement amené à se montrer sceptique face à la nouveauté, critique face à cette nouveauté, vindicatif pour revenir à la règle ancienne, et démonstratif dans l'expression de ses idées. Alors évidemment tout le monde, n'est pas comme ça parce que par ailleurs une personne éduquée (ce qui n'a rien çà voir avec cultivée) a un vernis social qui va l’empêcher de manifester ses idées de façon bruyante (on dit d'elle qu'elle est bien élevée). Ça se voit très bien en France chez...les femmes ! Les femmes nées avant les années 50 ont souvent eu une éducation assez stricte, celles nées dans les années 50-60 ont eu une éducation plus souple (chez les hommes la différence est moins marquée). Et lors de vos repas de famille c'est souvent plus tata qui a 50-60 ans qui vous explique la vie que grande tata qui a 70-80 ans et qui est bien plus réservée. Chez les hommes c'est, je le répète, moins nette en France mais plus marqué dans d'autres pays.

Voila pourquoi tonton est conservateur : son cerveau n’appréhende pas la nouveauté comme vous.  On verra ce que vous ferez à son âge.


Si vous voulez en savoir plus, cet article fait partie de la collection suivante :
Mécanismes de cognition